Le Têt vietnamien 1968 vu par un sociologue américain
Huu Ngoc (21/03/04)
Début 1968, la guerre locale menée par les Américains au Vietnam battait son plein avec les bombardements intensifs du Nord et un effectif d'un demi-million de G.I. au Sud, 1.200.000 hommes si l'on compte les troupes alliées et saigonnaises. L'offensive vietnamienne inattendue du Têt a bouleversé l'opinion américaine et forcé la Maison Blanche à négocier à Paris en mai.Le Têt vietnamien de 1968 se prête à de nombreuses interprétations. Celle de George Katsiaficas du Wentworth Institute of Technology de Boston se réfère à l'idéologie politique et à la psychanalyse sociale, liant l'événement vietnamien à la Nouvelle Gauche et à ses explosions en France (1968) et aux E.U. (1970). Le professeur américain a traité ce sujet dans The Imagination of the New Left - A global Analysis of 1968 (Boston, 1987).
Outre notre correspondance, il m'a été donné de rencontrer George deux fois, l'une au Vietnam, l'autre en Amérique. Ci- dessous est l'un de nos entretiens à Hanoi.Huu Ngoc : Pourquoi as-tu-lié le Têt 1968 vietnamien aux crises sociales en France année 68 et aux États-Unis année 70 ?Katsiaficas : 1968 et la décennie 60 en général ont vu l'explosion d'un mouvement social de caractère international. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est difficile d'analyser les mouvements sociaux dans le cadre limité d'une nation parce que notre époque est celle de l'internationalisation extrême. En mai 1968, quand étudiants et ouvriers français levaient l'étendard de la révolte, ils furent tout de suite soutenus par des manifestations à Mexico, Berlin, Tokyo, en Argentine, en Amérique, en Yougoslavie. Les étudiants et les ouvriers entrèrent en action en Espagne, en Uruguay. Les manifestations d'étudiants ont causé la chute du gouvernement italien. Le gouvernement ouest-allemand dut faire face à une crise politique. Au Sénégal, ce fut la grève d'étudiants et d'ouvriers.
Huu Ngoc : Quel rapport avec le Têt 68 vietnamien?
Katsiaficas : Cen'est pas par hasard que votre Têt 68 survient en même temps que les révoltes d'étudiants à Paris et en Allemagne, l'assassinat de Luther King ?
Huu Ngoc : N'est-ce pas une pure coïncidence historique ?
Katsiaficas : L'histoire mondiale a comme des crises politiques et sociales des bouleversements révolutionnaires d'un caractère international. Mentionnons à ce propos la Révolution bourgeoise française de 1789, la Révolution prolétarienne urbaine de l'Europe occidentale en 1848, la Révolution prolétarienne ouvrière paysanne de Russie en 1917 et la révolte de 1968 de la "nouvelle classe de travailleurs" née de la 3e révolution industrielle dans les pays développés. Ce dernier mouvement a coordonné son action avec le mouvement mondial de libération nationale.
L'esprit de la Nouvelle Gauche s'est exprimé le plus clairement en France en 1968, aux États-Unis en 1970. Le Têt 68 du Vietnam a été un catalyseur, un détonateur important.J'ai insisté sur cette idée dans mon livre. Plus que d'autres peuples, le peuple vietnamien incarnait cet esprit de l'histoire humaine de 1968. Il avait hérité du legs de la Révolution française de 1789, américaine de 1776, russe de 1917. Pendant les années 60, sa guerre de résistance a servi d'amorce à tous les mouvements anti-coloniaux et démocratiques à l'échelle internationale. Elle a démystifié le Pax Americana, elle a contribué à impulser les efforts de la Nouvelle Gauche tendant à restructurer le système mondial des sociétés industrielles.
Huu Ngoc : Vous pensez donc que les événements de 68 en France et de 70 aux États Unis sont typiques de l'esprit Nouvelle Gauche ?
Katsiaficas : Oui. La crise en France a commencé avec la lutte estudiantine contre la guerre américaine au Vietnam et la cloison étanche entre garçons et filles dans l'enseignement supérieur. La répression gouvernementale a créé une situation explosive. En moins d'un mois, dix millions de travailleurs ont fait la grève.Huu Ngoc : Et la crise de 70 aux États-Unis ?
Katsiaficas : Elle avait germé dès 1966 avec les activités du groupe Black Panther revendiquant le pouvoir des Noirs. Elle a éclaté suite à l'occupation américaine du Cambodge et à la répression du Black Panther. La grève de quatre millions d'étudiants a été la manifestation anti-gouvernementale la plus grave depuis la Guerre civile.
Huu Ngoc : La plupart des historiens contemporains jugent que le mouvement de la Nouvelle Gauche s'est dégonflé rapidement et que ses vains efforts n'ont rien apporté de positif. Ainsi mai 68 en France est considéré comme le rêve romantique d'une société si opulente et si calme que l'ennui a poussé les gens à s'interroger sur le sens de la vie dans un monde sans poésie. Vingt ans après 68, les acteurs de Mai ont dépassé ou approché quarante ans. Plus d'un s'est créé une famille, très bourgeoise. La moitié chômait dans un pays qui, comme d'autres pays post-industriels, vivait dans l'instabilité sociale et économique, surtout après la crise pétrolière de 1972-73. A cela s'ajoutait la déception causée par l'échec des révolutions à l'étranger. Les aspirations idéalistes de 68 ont cedé la place au réalisme de la vie quotidienne marqué par une âpre concurrence, le cancer, le Sida, l'environnement. Fin 1988, j'étais à Paris. J'ai vu les foules manifester non contre la société de consommation mais pour revendiquer la jouissance des biens de la société post-industrielle.
La Nouvelle Gauche n'a donc rien apporté ?
Katsiaficas : L'évolution sociale en France était la même que dans les autres pays post-industriels. Mais si la Nouvelle Gauche n'avait pu saisir le pouvoir, il n'en reste pas moins que le rayonnement de ses aspirations s'est avéré positif: en France, accroissement du prestige du Parti socialiste, en Amérique, contribution à déceler Watergate, au retrait des troupes US du Vietnam, au mouvement des femmes et des noirs.
Huu Ngoc : Une chose est certaine. Les aspirations de la Nouvelle Gauche restent fascinantes. Liberté de l'individu, justice sociale, égalité, paix, environnement sain et solidarité internationale seront l'objet d'un combat sans cesse renouvelé.
Katsiaficas : Le mouvement de la Nouvelle Gauche 1968-70 a découvert une vérité : une révolution sociale spontanée pourrait survenir dans un pays post-industriel, chose à laquelle on n'avait pas cru possible.
Huu Ngoc : Vous avez avancé la théorie "Eros-effect" pour étayer votre explication ?
Katsiaficas : Mon professeur Marcuse m'a aidé à élargir ce concept. Pendant les années 60, en particulier en 68, les bouleversements sociaux secouaient le monde entier. L'analyse des conditions objectives de chaque mouvement national nous a oblitéré le facteur commun, international, de ces mouvements, sa nature humaine. C'est l'explosion collective de ce qui est au fin fond de l'être humain, l'éruption à un moment historique donné de la pulsion de vie (life instinct) appelée Eros par Freud.Huu Ngoc : A ce propos, je me rappelle avoir lu, quand j'étais lycéen, un ouvrage de Gustave Lebon, "La psychologie des foules".Katsiaficas : C'est le livre qui a ouvert la voie à l'étude moderne du comportement collectif. Il est très instructif, mais je n'aime pas sa théorie de l'imitation collective plutôt pathologique. Je n'opte pas non plus pour la convergence theory, l'Emergent norms, le Pace setter-follower Theory...D'après moi, Eros effect a l'avantage d'être à la fois émotionnelle et rationnelle, elle est naturelle, non pathologique. Elle diffère de la conception lassique qui considère comme mauvais tout ce qui est irrationnel. Au fond de son âme, l'homme en tant qu'"espèce" est doté d'une pulsion de solidarité avec "l'espèce" (l'Effet Eros). Il a encore en lui l'instinct de destruction, de mort, la pulsion de mort à laquelle il faut faire attention dans les mouvements populaires sociaux.Huu Ngoc : Arrêtons-nous ici, cher George. Nous sommes allés trop loin du Vietnam.